3.03.2014

Le Grand Amour



Trois mois, deux jours, cinq ans... Il n’y a pas de durée-type pour qu’un boloss parmi tant d'autres devienne notre Grand Amour, ce mec qui nous marquera à jamais et qu'on ne qualifiera plus qu'ainsi : notre Grand Amour.
-Tu connais Alexandre X ?
- Oui... C’est mon Grand Amour, ce mec.
Silence rétrospectif, analyse détaillée des souvenirs, et si on le croise quelque part, superposition des temporalités - tiens, il a grossi, tiens je le voyais plus grand, tiens, il n’a pas changé, il est toujours aussi lui, aussi beau...
Le Grand Amour, ce n'est pas simplement un "ex" parce qu'avec le Grand Amour, on a cru que ça durerait toujours, et même quand c'est fini et que Raoul s’est tiré avec ta cousine, ou s’est montré décevant, ou juste que l’histoire s’est close comme les histoires d'amour commencent, sans raison, sans logique, tu tiens encore à lui. Tel un vieux fossile sentimental planqué dans le fond de ton cœur, intact, à l'abri, c'est ça, le Grand Amour. Ce mec qu’on a encore dans la peau des années après, dont la seule évocation nous fait palpiter les tempes et serrer l’estomac, qui reste là, figé dans le temps, toujours aussi vivant/brillant, quand il réapparaît par hasard au présent.

- Mais tu l’aimes encore ?
T'as rien compris ; regarde-le, là-bas, en soirée. Tu ignorais qu'il venait, et là tu le vois. Lui. Him. Le Grand Amour. Tu trembles, t'as les mains moites et la vue qui se brouille, t'essaies de penser à une phrase intelligente, un concentré de fantaisie et d'humour, pour rappeler à ton vieux Grand Amour que t'en valais la peine, toi aussi. Tu réfléchis vainement à ce que tu peux lui dire, tu l'observes à la dérobée, regardes ce qu'il boit, ce qu'il fait… Il est là, Grand Amour immuable, auréolé de poussière, de chic et de nostalgie ; d'ailleurs, l'amour perdu te rend vraiment aveugle, t'es entre stupeur et tremblements pour un rigolo adulescent en jean, planqué entre le frigo et le plan de travail d’une cuisine, à fumer sa cigarette électronique et à parler à une morue de ses impôts, ou de sa passion pour la musique brésilienne. Il est loin le temps de vos messes basses coquines dans un coin rouge et noir du Baron, et pourtant... 

-Salut.
Les mots simples, la politesse, quand ça sort de la bouche du Grand Amour, ça prend un autre sens. Il dit "Bonjour", on entend "Qu’as-tu vécu toutes ces années loin de moi ?"; il nous dit "Alors, quoi de neuf ?", on a envie de lui répondre que oui, il nous arrive d’être heureuse sans lui. Violons en fond sonore, ou presque. Il nous fait un geste tendre, nous tape l'épaule, et voilà qu'on a envie de plaquer chat, amies et mari pour rentrer avec lui, comme avant, quand on se faisait des coups d’un soir à répétition dans ses draps, sans penser que dix ans après, on serait encore tatouée par sa peau de Grand Amour.
Mais qu’a-t-il fait pour en arriver là ? Avoir cette place de choix dans notre cœur, être éternellement ce Grand Amour dont on prendra toujours des nouvelles, faire partie jusqu'à ce que la mort nous sépare de ces privilégiés qu’on appellera si, un jour, on est en cloque d’un autre (qu’on aime aussi, mais tellement différemment) - c'est un fait, il est privilégié. Grand. Amour. C'est pas rien. 
Alors quoi ? Le bon moment ? Le bon timing ? La bonne salive ? Le Grand Amour ne l'est pas pour sa personnalité, ou sa force, ou ses qualités ; il est extraordinaire parce qu'on a bien voulu qu'il le soit. Et en attendant, on suit de loin ses péripéties amoureuses sur Instagram, pas menacée, mais heureuse de ses débattements, de ses essais, amusée de le voir doucement glisser vers le commun des mortels en mode selfie. Rien de plus que les autres, apparemment. Surtout avec sa putain de vaporette…

-Bon bah je vais y aller, cocotte...
Quand le Grand Amour s'éloigne enfin, son verre à la main, on trouve qu'il se dandine un peu, que ses cheveux sont mal coupés, qu’il a vieilli, tant il semble se courber avant de passer le pas de la porte.

Avant de se retourner. Et de nous regarder.

Car c’est le seul principe, après tout : le Grand Amour a sa réciproque : nous.
C'est ça qui est bon… Si on a tous un Grand Amour, on est tous aussi le Grand Amour de quelqu'un. Pire qu'un fossile, une épine dans le cœur. Ou le pied !